Jeudi 26 mars
Ce soir, j'ai la rage…
On a tous la rage, sans la petite bave au coin des lèvres ni les yeux révulsés. Peut-être juste un petit point rouge sous un sparadrap à fleurs.
Ça y est, le voyage démarre.
On est tous allés à l'hôpital, section Grands Malades, pour se faire inoculer les meilleurs antidotes, les garanties moléculaires d'un voyage de rêve.
Heureusement, il reste encore quelques semaines avant le grand départ puisque, comme le dit Coralie, on ne partira que lorsqu'il y aura des fraises dans le jardin…
D'ailleurs, ce soir, Coralie avait une grande interrogation : « Mais si tu deviens ma maîtresse, alors ce sera qui ma maman ? » Ah… si je disparaissais chaque fois que j'incarne une nouvelle fonction, je serais peut-être comparable à ce monstre hideux dont la tête repousse chaque fois qu'on la coupe.
C'est d'ailleurs un peu l'image que ça donne quand on parle de notre voyage aux gens qui n'y adhèrent pas plus qu'une pellicule glacée sur une carafe en teflon.
Curieux sentiment, où le besoin de partage et d'enthousiasme s'arrête face au flot de questions inquiètes, parfois bienveillantes, mais aussi un peu mesquine (« Mais vous avez pensé que… ?? »). Je ne sais plus comment sauver la face : en donnant des réponses, je semble m'empêtrer dans une naïveté exubérante et, en n'y répondant pas, je parais faire preuve d'amateurisme… Enfin, heureusement que le vent de l'aventure est un souffle puissant, doux et mordant, ça permet de rester dans le cap, ne pas louvoyer, garder la rage !
Mardi 14 avril
J'ai fait des rimes, plates, croisées, mais pas embrassées. Pendant 3 jours, j'ai alterné les A et les B, les C et les D jusqu'à l'harmonie complète, le chant de la terre en formules policées, ne voyant plus que des véhicules destinés au transport de marchandise là où un simple camion s'était garé.
C'était poétique. Je dois repasser mon code de la route pour passer mon permis poids lourd cet été. Un portacabine froid, sept mecs autour et des projections passionnantes sur des choix de vie cornéliens : si je mets A, le Cid épouse sa mère et si je mets B, l'infante couche avec son père, risquant le délit pour consommation abusive de substance alcoolisée à plus de 0,8 grammes dans le sang. C'était un peu la caricature : le formateur macho : « Bonjour messieurs… Ah non, il y a une demoiselle… Alors, Catherine, tu viens faire le permis remorque ? » et moi, un peu gênée : « Non, c'est le poids lourd, le 26 tonnes. »… Comme si j'avais une tête à savoir régler mon tachygraphe sur béton armé…
Il y avait mon voisin de table, qui disait, après la pause, : « C'est bon, je retourne faire des fautes » et l'autre intello avec ses chaussures à pompons qui, comme moi, notait tous les pourcentages inutiles, les risques au sous-gonflage et les significations de la croix Saint André en bordure d'aéroport.
Ça a duré 3 jours, moments lents, rythmés par la voix rassurante d'un dialogue cordial qui propose toujours une bonne solution face aux situations les plus embarrassantes (comment doubler dans un virage en feu de position uniquement avec la fenêtre arrière un peu dégivrée…).
Au final, je me suis retrouvée dans la salle des fêtes de Marignier, les mains moites, figées sur un petit boîtier d'où je faisais fuser les 4 pauvres lettres qui allaient m'ouvrir un avenir radieux : camionneuse agréée.
J'ai hésité à doubler le camion, ralenti à chaque panneau triangulaire et maintenu ma vitesse lorsqu'on me doublait et, le lendemain, alors que je savourais de délicieux beignets chez la Constance avec ma collègue Sylvie, ça m'a valu un coup de fil empressé de Bénédicte, secrétaire de Legon Transport, pour me valider mon nouveau départ, notre permis de voyage, notre route vers la Soie de l'aventure, le denim de l'asphalte et le serge de l'inconnu…
Maintenant, il ne me reste plus qu'à me faire tatouer la nationale 6 sur les omoplates, et à abattre les dernières suspicions des carabinieri de Locana quant à la réalité quotidienne de notre séjour dans cette petite bourgade, et on pourra passer à la suite :
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téléphoner à la caisse d'assurance maladie pour savoir si je suis assurée même si je n'ai plus de salaire (votre appel sera pris en compte dans environ 19 minutes).
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Téléphoner aux impôts pour savoir s'il faut en payer quand même, même si on n'a pas de salaire (nos bureaux sont ouverts du lundi au vendredi de 8h30 à 8h45 et de 13h12 à 12h13).
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Téléphoner au dentiste pour se faire mettre des caries préventives afin d'être sûrs d'être soignés en France avant notre départ…
Quel boulot !
Samedi 23 mai
Je n'ai rien écrit depuis plus d'un mois, car notre monde familial a failli connaître un trou noir, une aspiration vers le vide sans contour, emportant tout dans son refus des corps, broyage de matière à l'état brut.
Et pourtant, ce vide aurait été creusé par un trop plein, petit caillou venu se ficher dans une artère encombrée et cependant vitale.
Ce 15 avril était le jour de la mort de ma mère, victime d'un AVC dans le gros écran de l'ordinateur familial, retransmettant en direct le 20h et son inénarrable Poujadas. Qui donc saura prédire l'heure du drame ?
Sur le fil du 20h, ambulanciers et brancardiers sont partis à la vitesse de la lumière pour conjurer temps et matière, chasser l'une par le décompte de l'autre.
Et ma mère, notre mère, la femme de mon père, cette femme n'est pas morte.
Le choc, pourtant, le lendemain lorsque Robert Gagnebin (tel est le nom que je prête à l'infirmier québécois qui a fait retrouver la parole à ma mère, l'épreuve du suisse-allemand étant réservé aux cas plus graves…) m'a indiqué, à 10h10 des soins continus pour donner une direction à mon appréhension, la petite dame à la bouche entrouverte et à la main en serre d'oiseau battant fébrilement l'aile d'une narine rougie, qui gisait comme une étrangère dans le corps méconnaissable de ma mère.
Mon sang s'est retiré de mon corps, répulsion de mon cerveau ahuri qui ne reconnaissait pas la femme qui lui avait donné la vie, marée lunaire immédiate, marée noire engluante, jusant sans coquillage affleurant, et ça a été la chute.
Bon, c'est malin, je me suis retrouvée dans un lit, les jambes en l'air avec Robert en train de me faire un « bondage » à la loyale pour « chequer » ma tension, « hasti », c'était 6-9, pas bon pour la station verticale…
Heureusement, Tantine et son sourire, sa bienveillance, m'ont fait revenir quelques couleurs.
Et depuis, ma mère revit, repousse, rétame et relègue toute idée de partir hors de son enveloppe charnelle… Soulagement.
Alors je reprends le fil de notre voyage.
Dimanche 24 mai
Encore 2 moments importants lors de la préparation de notre voyage : suite et fin de la vaccination et ma demande de naturalisation française, un poème !
Pour les vaccins, on est tombés sur une doctoresse aux fesses plates et aux idées brouillées, une véritable catastrophe.
Lors de notre 1ère visite, elle a pris plus d'une heure pour griffonner des infos indéchiffrables sur une feuille brouillon de brouillon, reprenant 10 fois le décompte des hépatites, du pentavac et des monocoques. Pour faire style qu'elle maîtrisait, elle a finalement demandé à l'infirmière de nous injecter la rage à tous, car elle devait l'avoir bien chevillée au corps de ne pas réussir à s'y retrouver.
Finalement, après 400 euros (ça coûte cher, la maladie), on est reparti avec un protocole de vaccination à J0, J+7 et J+ 21, sorte de bataille navale de l'injection masochiste (quelle idée étrange de vouloir s'inoculer le mal pour mieux le combattre…)
Et deux semaines plus tard (à J+ 15, rien à signaler), Coralie et Alex sont retournés pour valider une bonne tuberculose des années 20 (peut-être qu'on leur a aussi injecté les toilettes sur le palier et les trams tirés par les chevaux… faudrait vérifier). Et là, la doctoresse aux fesses plates (est-ce son unique qualité?) a engueulé Olive pour son manque de clarté quant au protocole à suivre, lui a dit qu'il avait déjà 2 semaines de retard pour le rappel du Twinrix et a injecté à Alex et Coralie la substance illico. Sauf qu'elle avait 1 semaine d'avance et que les vrais vaccins dormaient dans notre frigo (100 euros la paire, mieux qu'une Nike running air ou qu'un paillasson bordé d'or…).
Bref, le lendemain, j'appelle la doctoresse pour lui dire qu'elle a fait n'importe quoi, mais elle ne s'est pas démontée (doctoresse en kit, ça n'existe pas) et elle a dit que c'était la faute de mon mari, qui avait l'air un peu perdu… J'ai demandé alors qu'on se revoie pour faire le point (sans G, c'est la politique de la non violence) et la doctoresse, avec sa précision habituelle, m'a proposé un rendez-vous à partir de 14h30… Cela laisse une petite marge pour justifier tout retard…
Finalement, on a été remboursé de nos 100 euros (mais pas avant le mois d'octobre, car la facturation était déjà partie dans l'ordinateur, et on ne peut pas exiger d'un ordinateur de défaire ce qui a été habilement tricoté en maille de 1 et de 0…). La doctoresse sans fesse c'est encore plantée dans les nouvelles ordonnances, après m'avoir expliqué que les infos que je lui assénais étaient peu fiables, car elles venaient d'un papier périmé qu'elle nous avait donné 3 semaines auparavant.
Au final, elle m'a dit : « Et bien, bon voyage, je pense qu'on ne se reverra plus. » et je lui ai dit : « Effectivement. »
Maintenant c'est bon, circulent dans notre corps et sous bonne garde moléculaire la fièvre typhoïde, les hépatites, la rage, l'encéphalite à tique et le tétanos, de quoi passer un séjour serein dans l'hémisphère oriental.
Pour ma demande de naturalisation, cela a été également assez comique. Mon beau-père faisait la sieste quotidienne dans notre bureau, lorsque le téléphone a sonné et que le répondeur s'est déclenché : « Gendarmerie de Bonneville, cet appel concerne la ressortissante Bidot… » En fait, aucun sinistre en cours, juste une enquête administrative pour tester mon niveau de français et mon intégration dans la vie culturelle française, avant de valider mon passage à la préfecture d'Annecy le 3 juin prochain. Je suis donc descendue le jeudi 21 mai à 18h à la gendarmerie de Bonneville pour exhiber mes diplômes et ma carte d'adhérente au club « Connaître et Protéger la Nature », gages de mon français et de ma bonne intégration.
Les bureaux étaient censés être fermés au public, alors j'ai eu droit au : « Salut faces de bite », qui ne m'était visiblement pas destiné. Cela concernait plutôt l'ensemble des collègues du bureau des sous-officiers… J'ai pu donc ainsi montrer ma bonne compréhension de la langue française. Après avoir aidé le gendarme à formuler les réponses (la requérante requiert ou requère?), j'ai été estampillée future bonne française, sans avoir eu besoin de montrer ma dentition, ni ma pilosité en forme de Tour Eiffel ou mon haleine de saucisse de Lyon, quel dommage !.
Depuis ce jour, rien de saillant ne m'est encore arrrivé.
Jeudi 18 juin
Demain, dernier jour avec les élèves… Une belle année, ils m'ont bien fait marrer, même si leur finesse langagière était parfois un peu basique. Même les filles s'en battaient les couilles, les « ta gueule » et « sale pute » servant de salutations. Heureusement que la Reine des Neiges était dans nos coeurs…
Mardi, on est allé avec les élèves au stade des Fraisiers pour papoter en mangeant des MM'S pendant que les garçons jouaient au foot en chaussettes, histoire de bien me montrer que leurs certificats médicaux pour dispense de gym étaient une bonne blague… Et là, les filles m'ont demandé où je partais en vacances. Je leur ai dit que je partais pour une année et je leur ai montré notre camion. Ça a été un cri du coeur : « Madame, il est trop chou votre camion, on dirait un camion poubelle ! ».
La prochaine étape, maintenant que l'école est presque finie, c'est le permis poids lourd. Je révise les essieux, le béton et la longueur du châssis, c'est bouleversant !
Il y a deux semaines, j'ai fait les cours de 1er secours pour apprivoiser un peu ma peur du sang et gérer l'accident. C'est un ancien pompier de Paris qui faisait le cours, il avait tout « fait », un vrai créateur : il avait « fait » les attentats de Paris, « fait » le bouche à bouche sur un clochard, « fait » la strangulation partielle, « fait » le gilet jaune sur le bord de l'autoroute, mais pas « fait » l'aspirateur à la maison, il adore donner des cours du soir, de 18h30 à 22h30, c'était super long !
Et tout ça pour que, au final, on apprenne surtout à composer le 18 ou le 112 ou le 15, belle aptitude tactile, ça fait cher le cours pour 3 numéros qui sont affichés partout !
Mais j'ai pu jouer la morte dans une clio, je n'avais jamais fait ça, et j'ai pu embrasser un homme tronc au sourire de braise, je n'avais jamais fait ça non plus.
Le soir, pour rentrer chez nous, j'étais tellement fatiguée que j'ai failli m'encastrer dans trois sapins, mais j'aurais été opérationnelle pour sécuriser la zone, protéger la victime et composer le 12 ou le 18 ou le 33 ou le 152 selon la mélodie demandée..
Enfin, j'ai quand même appris que Monique avait des cerises dans son jardin et que, quand on possède un club de wake board sur le lac d'Annecy, le dress code est : polo Ralph Lauren au col relevé, chaussure à pompons et bronzage couleur miel au reblochon. Les participants étaient bien sympas, avec une petite dose de blagues potaches pour détendre l'atmosphère (« 10 secondes pour l'écouter respirer, trop long s'il fouette de la luette… »).
Le même jour, c'était plein d'émotions, je suis allée avec Olive à la préfecture d'Annecy faire avancer la procédure pour ma naturalisation française. Une dame à l'opulente poitrine nous a reçu dans un petit bureau sobre de l'administration française (je ne sais pas si Amnesty International est au courant, j'ai peur que les normes de bien être au mètre carré ne soient pas respectées).
La dame a bien détaché chaque syllabe pour me demander : « Qu'avez-vous fait lors de vos dernières vacances ? ». J'ai dû lui raconter notre périple viking, elle a ainsi pu constater ma maîtrise de la langue française. Après lui avoir bavé deux noms de ministres (j'avais le nom de Macron qui m'est venu très vite en tête, mais je n'avais pas envie de passer pour une excitée du 49.3, alors je lui ai parlé de Najat, ça fait plus classe, forcément!), j'ai dû donner la devise de la France et donner des exemples de liberté… pas facile quand on est retenu dans les arcanes de l'administration…
Le plus dur, ça a été quand elle m'a demandé la différence entre la laïcité et la liberté de culte. Pour faire la fille qui maîtrise, je me suis dit que j'allais lui balancer des mots compliqués, je lui ai alors parlé de « prosélytisme », elle m'a dit : « Ouais, c'est bon, on peut arrêter. »
De toute manière, tout ça ne sert à rien, puisqu'on est reparti avec un minable petit récépissé et que, aux yeux de la France, je n'existe pas encore, car il devra y avoir encore une enquête de voisinage et, dans 14 mois, j'aurai enfin un passeport marron avec un petit RF dans un coin…
Mercredi 1er juillet
Le compte à rebours est enclenché, c'est maintenant le dernier mois où je peux encore prendre de longues douches, me vautrer sur le canapé en regardant « les bûcherons de l'extrême » sur RMC découverte ou encore fermer une porte dans me retrouver hors de l'habitacle ou dans un petit réduit sanitaire… Je me demande comment je vais m'habituer à tout cela.,
En attendant, un petit vent de folie et de légèreté est en moi : je me suis fait enlever une dent de sagesse la semaine passée, selon le vieil adage : « Toujours se départir de ce qui peut devenir avarié ». Enfin, tout cela m'a laissé un gros trou dans la gencive, une douleur lancinante et une ouverture de mâchoire un peu réduite, ce qui me rend ridicule lorsqu'il faut manger du clafoutis à la fête du Tai ji.
Et pour la légèreté, c'est dû à toutes ces gentilles choses que nous disent les gens depuis la fin du mois de juin et qu'on ne va plus revoir pendant un an. Ça fait bizarre d'assister à sa disparition, c'est festif et plein de joie.
Depuis trois jours, je suis en formation poids lourd… C'est chaud, très chaud, surtout quand on doit faire le tour du camion au zénith, par 40° sans ombre, à détailler les feux de gabarit et les feux de levrette latéraux (c'est une ambiance virile, il n'y a pas de napperon en dentelle sur le tableau de bord). Notre formateur formate, avec beaucoup de patience et de gentillesse, et nous apprend à utiliser un vocabulaire adapté aux inspecteurs en mal de réflexion : pas d'anomalies et pas de taches, tel est le message. Pour la résistance, ça ne concerne que le frein de parc et s'il y a des fuites, c'est seulement dans les réservoirs. Pas besoin d'éliminer les témoins gênants, ils sont déjà en alerte…
Pour les manœuvres, c'est très perturbant. Des cônes apparaissent dans le rétroviseur comme par enchantement, on se rapproche d'eux, on pivote, on remet les roues droites et, normalement, la manœuvre est déjà terminée. Sauf que moi, je mords et j'arrache, c'est mon côté guerrier, quand je suis sans assistance… Et je ne sais jamais auprès de quel cône m'enrouler ou vers quel ligne m'aligner.
C'est dur de se diriger dans un monde à l'envers.
Je m'accroche, pendue à l'antéviseur, dans l'espoir de décrocher quand même le sésame du routier…
Mercredi 8 juillet
Ca y est, je suis une demi-routière. J'ai réussi la théorie et le plateau sous un soleil de plomb avec le vent du Sahara comme compagnon de voyage.
Quand on a vu arriver l'inspecteur, on a pris peur. C'était un petit bonhomme avec une casquette bleue immonde, une bedaine de fin de grossesse, un short pour compétition de pétanque et des tongs de la 2ème guerre… ça a jeté un froid dans notre porta-cabine où on était en train d'étouffer dans nos gilets jaunes.
Après la paperasse de rigueur et le passage de 3 de mes camarades de formation (Dédé le guidos, Romain le dernier empereur d'ERDF et Florent l'agriculteur de Bauges), je suis montée dans la cabine pour rejoindre l'inspecteur à la bedaine flasque. Comme il faisait environ 45 ° à l'ombre, les vitres du camion étaient grandes ouvertes et, lors de mon arrivée, tous ses papiers se sont mis à voler dans tous les sens, couvrant le pare-brise et les témoins d'alerte… L'inspecteur m'a dit : « C'est pas grave, commencez quand même. » et j'ai fait les vérifications intérieures, puis je lui ai dit qu'on allait sortir pour les vérifications extérieures.
Comme il n'avait toujours pas retrouvé ma feuille, il m'a dit de l'attendre dehors. Je me suis alors mise à rôtir en station verticale, ressassant : « feux de gabarits, de croisement, de détresse : pas d'anomalies » en attendant que l'inspecteur me rejoigne. Après une éternité solaire, il est enfin descendu du camion, en nage et furieux contre sa maladresse et ses petits doigts boudinés qui lui avaient fait égarer sa feuille. Ironie du sort et de ce coup de vent salutaire, j'ai pu le rassurer en lui promettant de ne pas lui tenir rigueur s'il ne retrouvait pas mon dossier.
Comme il avait définitivement trop chaud et qu'il avait bien vu que j'allais me coincer les doigts une seconde fois dans les charnières s'il me demandait le thème 6 : « Transport de marchandises », on est remonté dans la cabine pour faire le thème 1 : « Documents de bord ». Trop facile, il suffisait de lire la documentation, et c'était validé (sans oublier l'extincteur de 6 kg sur le flanc latéral gauche du véhicule, mais il n'a pas voulu redescendre pour voir s'il était propre, en bon état, bien fixé, petit joueur!).
Du coup, j'ai pu passer à l'interrogation orale, et j'ai tiré la fiche la plus simple : « Les dépassements ». Je l'ai bluffé en lui balançant des chiffres improbables sur la hauteur de la protection latérale de sécurité et la barre d'encastrement. Comme il avait l'air heureux, on est passé au test des freins et là, j'ai complètement merdé ! J'ai fait une faute grossière dans la procédure, celle dont le formateur nous avait prévenu qu'elle serait éliminatoire si on la commettait ! Face à ma bourde (une erreur sur le niveau de pression, un peu long à expliquer…), l'inspecteur s'est mis à tapoter de son gros index sur le tableau de bord.
J'ai improvisé une excuse de blonde éplorée : « Suis-je distraite ? Je plaisante, ce n'est pas ça du tout, ça doit être la chaleur… ça nous joue des tours, ce vent et ce soleil ! » et là, sauvée, il me dit : « Bon, faites la manoeuvre. »
Dans le stress, j'ai mal démarré ma marche avant et me suis mal engagée entre deux poteaux, mais il devait me trouver sympathique, car il m'a dit : « C'est pas grave, à l'aller, vous pouvez rouler sur les piquets, je ne vous dirai rien. C'est au retour que vous serez éliminée ! ». Humour.
Pour le retour, je me suis bien concentrée, et j'ai compté mes piquets. Ça a bien marché, sauf à la fin où je cherchais le 3ème piquet alors qu'il n'y en avait que 2… J'ai failli mordre la ligne blanche et l'intérieur de mes joues pour ne pas pleurer. J'ai annihilé 20 ans de ma vie en rejouant la scène de mon permis voiture, au siècle passé, où j'avais mis la 1ère au lieu de la marche arrière (quelle idée, aussi, sur un camion, de mettre la marche arrière à la place de la 1ère, en haut à gauche…).
Mais, après 4 minutes 37, j'ai validé le parcours, et c'était dans la poche.
Je peux désormais aller me faire tatouer le début du réseau des relais routiers sur l'omoplate gauche.
Et maintenant, depuis aujourd'hui, on peut conduire le camion dans la vraie vie. C'est un monstre de 360 chevaux en boîte automatique. Quand tu accélères pour quitter un embranchement, il fait du 120 litres au 100…
J'adore utiliser le ralentisseur, surtout en position 4, c'est efficace et rassurant et ça fait un bruit dément !Par contre, avec son gabarit super large et son porte à faux de malade, je me liquéfie dès que la route fait moins de 15 mètres de large…
On a un nouveau formateur pour la route, un Argentin qui était dans l'hôtellerie avant de devenir chauffeur de bus puis formateur poids lourd. On a l'impression qu'il fait partie du quota des 20% d'employés incompétents qu'il faut engager dans toute entreprise, car il n'est pas très efficace..
Pour me dire de rouler un peu plus vite, au lieu de me donner des points de repère, des indications ou des conseils, il chante : « Chauffeur, chauffeur, appuie sur le champignon ».
Dans les ronds points, il me fait des blagues lourdes sur le fait d' « ouvrir » le rayon (bon, d'accord, c'est un peu ma faute, je lui ai dit que j'étais une fille très ouverte, mais quand même, il ne faut pas abuser).
Et ensuite, quand on a conduit 45 minutes, on se fait reléguer sur la banquette arrière ultra étroite pendant le reste de la matinée ou de l'après-midi, c'est mortel !
Notre seule distraction consiste à faire des signes aux autres routiers, d'observer les poteaux électriques pour savoir s'il s'agit du réseau suisse ou du réseau français et de faire des blagues en douce à notre formateur (mais où sont les feux de brouillard avant?).
Encore 3 jours de formation, et après, examen final. Ce serait bête d'échouer si près du but.
En même temps, les rangements de la maison n'avancent pas, on n'a toujours pas choisi notre couverture maladie, et les URSSAF attendent encore 11'000 euros de ma part pour la fin de l'année, et il ne me reste plus que 3 semaines pour leur expliquer que c'est une épouvantable erreur… ça va encore faire des nuits courtes et des journées explosées avant ce fatidique 31 juillet 2015…
Mardi 22 juillet 2015
Qui aurait pensé qu'en moi se cache l'étoffe d'une camionneuse ? Qui aurait parié sur ma capacité à diriger un vaisseau routier de 19 tonnes ?
Et pourtant, ce lundi, c'est bien un avis « favorable » qui a été rendu, négligemment jeté, par un inspecteur bienveillant.
C'était toujours le même monsieur, mais sans la casquette et rasé de près. Il voulait qu'on soit « dynamique »… Je l'ai projeté à mac2 dans les ronds-points contre l'accoudoir, j'ai fait du 150 litres au sang en sortie de virage et j'ai fait « wimbledon » et « Roland Garros » pendant tout le trajet, gauche-droite, droite-gauche, balle de set et ligne mordue… petite montée au filet et smash dans la zone industrielle de Bons en Chablais où, dans le parking de la tisane «Marmotte », j'ai été priée de laisser le volant au candidat suivant. Mes camarades de route étaient sympas, ils m'ont mise en deuxième place, car il y avait un affreux rond-point juste à côté de l'endroit où démarrait l'épreuve de conduite, et j'avais une fâcheuse tendance à mordre méchamment le trottoir à cet endroit-là, défaut classique des morts-de-faim héritiers des conducteurs du dimanche…
Pendant 4 jours, j'ai eu très peur d'avoir échoué dans cette belle destinée.
J'avais légèrement oublié le porte à faux, vraie source d'embarras, fenêtre ouverte sur l'échec.
A un carrefour, l'arrière du camion que je conduisais est passé de justesse entre un autre camion et une voiture. Je l'ai jouée « naturelle » et, au carrefour suivant, j'ai par contre bien montré que je savais aussi maîtriser le regard à droite, les Républicains c'est pour demain, que François me pardonne…
Au final, j'ai bénéficié sans doute d'un favoritisme éhonté dû à ma condition féminine, mais pour une fois que ça me sert d'avoir une forte poitrine dans le milieu routier, je n'allais pas cracher sur le papier rose.
Et depuis, je trépigne d'impatience, j'ai demandé à conduire les jours pairs et les dimanches, ma carte de conductrice est prête à être insérée dans le chronotachygraphe de notre épopée mythique !
C'est dommage que nous ne sachions pas les résultats de notre conduite tout de suite, car ça m'aurait fait plaisir de fêter cela avec les autres personnes avec qui j'ai fait la formation, surtout que le jeune gars de notre équipe nous avait dit : « Si je réussis, je passe la nuit à l'Opéra ». Moi, impressionnée, je lui ai dit : « Tu vas voir Don Giovanni ? » Mais, mon co-équipier, l'air affligé, m'a dit : « Mais non, tu connais pas l'Opéra ? C'est une boîte à Chambéry, je connais le patron, j'entre gratuit et on m'amène du champagne ! ». C'est ça, de vouloir se croire normale, alors que je n'étais que l'intello du groupe, un peu paumée et décalée..